"L’œil croit avoir tout vu, les sens se pensent à l’abri d’une effraction intempestive. C’est cette certitude d’un apprivoisement de ce qui est qui vole en éclats lorsqu’on pénètre dans l’univers de la jeune photographe Sadie von Paris, qui est aussi autoportraitiste, modèle, poète. Comme une descente mentale dans les plis de son monde. Le choc de l’ébranlement produit par le double registre du visible et du verbe creusé par Sadie déracine, ne laisse pas indemne.

Tout y est exploratoire. Il y est question de la vie en ses faces extrêmes, ses forces d’affirmation et de destruction, son élan vers d’autres possibles, ses quêtes d’envol, d’échappées hors d’un présent qui hurle. Pas seulement le sismographe d’un vécu, celui de Sadie, placé sous le signe de la rébellion contre les normes, contre l’ordre marchand du monde, d’un voyage dans ce qui dynamise le réel, dans les galaxies des drogues, des sexualités décalées, dans les eaux de l’angoisse bleue, des extases et des effondrements mais le road movie d’une jeunesse perdue/retrouvée, écorchée, sans boussole, la jeunesse actuelle mais aussi les jeunesses de tous les âges en tant que principe d’exaltation, recherche d’un autre vivre.Les auto-portraits en couleurs ou en noir et blanc délivrent les multiples personnes, la foule qui habite l’artiste, laquelle nous hurle « mon nom est légion » mais hors du schème judéo-chrétien, même si les emblèmes de la foi (croix, images pieuses…), rythment certaines photos. Une foi hétérodoxe, hérétique comme ouverture aux puissances qui décoiffent l’homme, et non une foi qui ferme les questions. Les textes en forme de parataxe, aux parfums rock de Sadie von Paris brûlent de ce même cri qui troue ses inventions photographiques. L’effet coup de poing des mots et des images vient de leur extrême condensation, de leur charge de dynamite et de la vitesse des oscillations dans les affects. Comme des clips de vie arrachés au sablier que Sadie fait couler à l’envers. Affects d’une sensualité où les corps faisant l’amour s’inventent des équivalents de ce qu’Artaud appelait le corps sans organes, affects d’une violence de la société, de son consumérisme, de ses enfermements liberticides à laquelle répond la violence de l’insurrection, de la solitude, des descentes dans l’ultra-rien, affects du « no future » doublé d’une avidité à dresser le plan d’une autre réalité où vivre, où jouir, affects acérés de l’espoir afin de métamorphoser le rien en tout, l’espace carcéral en zones sauvages… Rituels des passages, des seringues, de l’alcool, des explosions instinctives, des musiques underground, jeux avec les voix de la mort, prégnance des cartes de l’enfance, l’enfance à jamais, l’enfance pour toujours, expédition au pays des merveilles avec l’Alice de Lewis Carroll revue par Gainsbourg et Marilyn Manson, conflagrations des démences intérieures et des ténèbres du dehors, soi disséminé, largué loin des côtes, se cherchant, se travestissant au fil d’un théâtre de la cruauté pour survivre, diffraction de qui on est jusqu’à perdre les amarres, dysthymies bonjour le gouffre et sa mâchoire d’hyène qui se referme sur Sadie éclatée, disparue en ses mille moi, ballet rock des anges de la nuit qui s’entaillent les veines avec des copeaux de jour, lost generation, génération perdue, sacrifiée sur l’autel de l’hypercapitalisme aux pieds d’argile, solitude et anti-solitude, appartenance à des tribus de l’ombre, guérir de ses blessures en les transmuant dans une alchimie des extrêmes, se scarifier tatouages, incisions, mutilations pour renaître, se décomposer pour se recomposer, draguer les plus belles filles, passer la frontière des genres, des espèces, illimiter l’après dans l’avant de l’enfance, le féminin dans le masculin, le neutre, le fini dans l’infini, l’humain dans l’animal, le tellurique, orgasmes liturgiques en riffs de métal, en spasmes gothiques, « fuck me fuck you » comme poème liminaire post-apocalypse, vomir le juste milieu, le tiède, combattre les rails des lois, des codes par des rails de coke, appeler, la bouche pleine de terre et de sang, des oasis de beauté, de tendresse, de nirvana électrique… C’est la sauvagerie en tous ses états — douceur, folie, ivresse, sexe au-delà du sexe, mort au-delà de la mort — qui bondit dans cette installation de photos, de textes où, en contrepoint à l’acier, au coupant de la jungle urbaine, s’offrent aussi des instantanés d’une nature enveloppante. Traverser des points de crise, danser funambule sur la ligne des failles… la magie outre-noire de Sadie von Paris déchire nos rétines, notre cerveau, les circuits habituels de la perception en ce que l’art n’est guère pour elle un supplément d’âme, une posture que l’on ajoute à la vie mais grevé d’une nécessité viscérale. Un kit de survie. Loin du grand divertissement marchand actuel où l’art est devenu histrionisme, spectacle sans risque, pantin acquis à l’innocuité, vassal du prêt-à-penser, loin des tombereaux d’expositions, de livres qui sont venus pour ne rien déranger, pour laisser l’état de choses ronronner, loin de ces potiches formatées sans vie qui maintiennent l’ordre en place, les traversées surmontées du chaos, les mises en forme visuelles et verbales du cri que libère Sadie font de la création le passeport vital pour monnayer un rapport à soi, à ses meutes de soi, aux autres, au monde. La dimension brute du « comment vivre ? pourquoi vivre ? » se délivre tantôt dans des instantanés qui se tiennent à hauteur du déchiré, du rugueux, de l’inapprivoisé, tantôt se coule dans des compositions déroutantes, des scénographies esthétisées où se nouent humour, devenirs animaux, chair défoncée de plaisir, de désir, corps stone, corps en manque depuis toujours, corps incolmatable, corps tribal s’illimitant dans le non-humain, passant par le trash, le glamour recomposé, l’androgynie, le pari pour l’ailleurs.C’est à cet ailleurs dans l’ici que nous convoque Sadie von Paris. Rien n’est impossible, tout est permis. La vie n’a de comptes à rendre à personne. Elle se sculpte, s’essouffle, se pend nœud coulant, se reprend, court plus vite que les morts qu’on veut nous imposer. La vie a le dernier mot car elle commence au bout de la langue, au bout des doigts de Sadie qui manient l’objectif, polaroïdent et shootent, car elle commence au bout de la nuit, des désordres, des levers d’étoiles dans nos bouches avides d’excès. Sadie ? L’art comme territoire du non domestiqué, un chant du loup émis par celle qui agglomère en ses nom et prénom les saveurs sulfureuses d’un certain marquis, la tristesse de l’anglais « sad », l’homophonie « ça dit, ça dit quoi la vie ? », la particule nobiliaire germanique et l’homonymie de la ville Paname nouée au pari pour le différent, l’extravagant."

Véronique Bergen. Janvier 2014.

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